Dilrabo Samadova : Le pouvoir de la jeunesse pour construire un avenir démocratique au Tadjikistan
Cette année, la Fondation Martin Ennals célèbre le 30e anniversaire du Prix Martin Ennals, une distinction prestigieuse décernée par dix des principales organisations de défense des droits humains au monde. La Fondation lance les festivités de 2024 avec une série de portraits de certain-e-s des défenseur-euse-s des droits humains les plus remarquables que le Jury a examiné-e-s. La cérémonie en l’honneur des lauréat-e-s 2024 aura lieu à Genève le 21 novembre.
Dilrabo Samadova est une avocate spécialisée en droits humains originaire du Tadjikistan. Elle est la fondatrice et directrice exécutive de l’Office pour les Libertés Civiles, une organisation membre de la Coalition Tadjike contre la Torture et l’Impunité, qui promeut et protège les droits civils et politiques au Tadjikistan. Elle est largement reconnue comme une militante vétérane des droits humains et une leader dans l’activisme des jeunes. Son approche créative, qui inclut les arts, la musique et les réseaux sociaux, a permis à son organisation de dépasser le cadre traditionnel de la documentation et du plaidoyer pour les droits humains, en impliquant avec succès une population plus large et en mettant en lumière la situation des personnes les plus touchées, telles que les femmes et les personnes LGBTI+.
“En tant que femme défenseuse des droits de l’homme travaillant sur certaines des questions les plus difficiles dans un environnement hostile, le jury a voulu récompenser Dilrabo Samadova pour l’exemple prometteur de leadership qu’elle représente pour la jeune génération d’activistes au Tadjikistan.” a révélé Brian Dooley, en tans que représentant de Human Rights First, une organisation membre du jury du Prix Martin Ennals.
Les graves injustices dont Samadova a été témoin enfant pendant la guerre civile au Tadjikistan (1992-1997) ont forgé sa détermination à devenir avocate et à défendre un avenir meilleur pour le Tadjikistan. Peu après avoir obtenu son diplôme, elle a fondé l’organisation « Young Lawyers Association Amparo » avec sept camarades de classe pour protéger les droits des jeunes, en particulier des enfants qui travaillent et de celles et ceux qui effectuent le service militaire obligatoire de deux ans. Amparo a accompli des exploits importants avant d’être liquidée par la décision du tribunal en 2012, comme l’adoption d’une législation visant à mettre fin au travail forcé des enfants et des étudiant-e-s dans la récolte du coton et la dénonciation de la torture, des mauvais traitements et du bizutage généralisés des soldats dans l’armée, sur la base de plus de 1 500 témoignages.
Malheureusement, la répression contre les mouvements de défense des droits humains continuerait à s’aggraver, avec la liquidation de 700 organisations non gouvernementales au cours des 18 derniers mois et seulement 800 avocat-e-s pour une population de 10 millions d’habitant-e-s. Les activités légitimes des défenseur-euse-s des droits humains ont été sanctionnées par de lourdes peines de prison, allant de sept ans à la réclusion à perpétuité. D’autres ont été poussé-e-s à s’installer à l’extérieur du pays parce qu’ils et elles risquaient d’être arrêté-e-s et harcelé-e-s. Samadova explique qu’il n’existe aucune loi pour protéger les défenseur-euse-s des droits humains et que leur travail est toujours effectué au péril de leur vie.
Sans se décourager, elle rappelle que la fermeture arbitraire d’Amparo l’a en fait confortée dans l’idée qu’il fallait davantage d’efforts, de personnes et d’éducation pour faire respecter les droits humains au Tadjikistan. L’implication des jeunes et leur rôle dans la construction de l’avenir du Tadjikistan lui sont alors apparus comme une évidence. Elle a ensuite rejoint le Bureau des libertés civiles, qui gère deux centres des droits humains à Douchanbé, la capitale du Tadjikistan. Ces centres offrent un espace à toute personne, qu’il s’agisse de journalistes, d’avocat-e-s, de travailleurs et travailleuses d’ONG, d’activistes ou de simples bénévoles, pour proposer des idées visant à promouvoir et à protéger les droits humains. Les participant-e-s se réunissent et discutent d’idées et de projets dans différents clubs, et l’administration cherche les moyens et les ressources pour les mettre en œuvre. « Les participant-e-s se sentent vraiment impliqué-e-s de cette manière », explique-t-elle.
Cette avocate de 41 ans parle de la jeunesse comme si elle était loin derrière elle. Elle parle essentiellement de celles et ceux qui sont né-e-s après la guerre civile, après les atrocités, et partage avec délectation des exemples d’idées et de productions de jeunes volontaires. Elle mentionne une exposition de danse dans le nord du Tadjikistan qui mettait en lumière les droits des filles à choisir qui et quand se marier – « c’était une comédie assortie d’une stratégie », dit-elle. Elle souligne également que le fait de montrer la vie d’un enfant sans logement ni eau dans une bande dessinée a permis aux enfants de comprendre les droits humains et quelque chose d’aussi complexe que la responsabilité du gouvernement dans la protection de ces droits.
Pris-e-s en étau entre des législations restrictives et l’utilisation abusive de mesures antiterroristes reflétant l’influence de la Fédération de Russie et de la Chine, les graves problèmes liés au respect des droits humains au Tadjikistan s’étendent à l’ensemble de la région d’Asie centrale. Les espaces tels que ceux créés par Samadova restent l’un des derniers havres de paix permettant à la société civile de se reposer et de contourner les diverses pratiques anti-droits. Elle admet qu’elle est préoccupée par la perte de l’un des centres de Douchanbé, qui est loué et n’appartient pas à l’organisation, mais lorsqu’on lui demande comment les lecteur-rice-s et la communauté internationale peuvent l’aider, elle nous exhorte à utiliser notre voix pour parler du Tadjikistan, à prêter attention et à donner de la visibilité à la situation des droits humains, à la démocratie et à la sécurité, non seulement pour le Tadjikistan, mais aussi pour toute la région. « Les droits humains sont une arme pacifique, ils et elles rendent les gens fort-e-s », dit-elle pour nous inciter à rejoindre le mouvement.
Si vous souhaitez soutenir Dilrabo Samadova et aider la Office for Civil Freedoms à racheter leur second centre des droits humains à Duchanbé, veuillez partager ou faire un don directement à l’organisation à l’adresse :
Visa: 4444 8888 1130 8513
Alif mobi: +992 900 46 60 25
DC Wallet +992 919 97 32 00
INTERVIEW VIDEO – Dilrabo SAMADOVA
INTERVIEW ÉCRITE – Dilrabo SAMADOVA
Pouvez-vous vous présenter?
Je m’appelle Dilrabo Samadova, je suis une défenseuse des droits humains du Tadjikistan. Je suis avocate spécialisée dans les droits humains et j’ai la chance de diriger le Bureau des libertés civiles, une organisation de défense des droits humains qui promeut les droits civils et politiques au Tadjikistan. Elle implique la jeune génération d’activistes dans la protection des droits humains, de l’égalité et de la non-discrimination.
Comment êtes-vous devenue une défenseuse des droits humains?
J’ai grandi pendant la guerre civile au Tadjikistan et j’ai été témoin de nombreuses injustices et de morts. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de devenir avocat-e. Pendant mes études de droit, j’ai été initié-e aux programmes de droits humains et je suis devenu-e formateur-trice en droits humains.
À la fin de la deuxième année de formation, l’administration de l’école m’a demandé de partir parce que mes élèves étaient devenu-e-s très protecteur-rice-s de leurs droits et ne permettaient plus à l’administration d’interférer et de limiter leurs droits. C’était la première fois que je voyais que les droits humains étaient une arme, une arme pacifique. Ils et elles rendent les gens fort-e-s.
Après avoir obtenu mon diplôme, sept de mes camarades de classe et moi-même avons fondé une organisation de jeunes, l’« Association des jeunes avocat-e-s Amparo », qui protégeait les droits des jeunes, en particulier ceux des enfants qui travaillent et celles et ceux qui servent dans l’armée. Nous attendions un soutien du gouvernement parce que nous luttions contre les violations, telles que la torture et le bizutage dans l’armée. Mais de nombreuses organisations militaires n’ont pas reconnu nos conclusions, et la lutte contre la torture s’est transformée en une lutte contre nous en tant que défenseur-euse-s des droits humains. Notre organisation a été liquidée après des années. Mais cette décision nous a rendu-e-s plus fort-e-s, nous avons compris que les droits humains nécessitaient plus de travail, plus de personnes, plus d’éducation. C’est ainsi que nous avons commencé à impliquer davantage de jeunes militant-e-s dans nos activités.
Racontez-nous vos activités des droits humains
Nous gérons deux espaces très intéressants à Douchanbé, la capitale du Tadjikistan. Ce sont des espaces magnifiques pour les jeunes, les activistes, les avocat-e-s, les journalistes et les travailleur-euse-s d’ONG. Ils sont ouverts à toutes celles et ceux qui veulent apprendre, partager, soutenir ou recevoir un soutien en matière de droits humains. Ainsi, différentes professions et générations se rencontrent à travers différents clubs et réunions. Ils discutent d’idées, et notre tâche consiste à trouver les moyens et les ressources nécessaires à leur mise en œuvre. Les participant-e-s se sentent vraiment impliqué-e-s de cette manière.
Je crois que la promotion et l’investissement dans la jeune génération apporteront beaucoup de changements dans notre pays. Nous avons commencé à couvrir de nombreux sujets intéressants après avoir impliqué de jeunes volontaires. Nous avons commencé à créer des bandes dessinées, des vidéos, de la musique, des livres électroniques, toutes sortes de productions pour toucher toutes les générations, de huit à quatre-vingts ans, et expliquer que les droits humains ne se limitent pas aux tribunaux, aux ouvrages savants ou aux célébrités, mais qu’ils sont partout.
Nous avons organisé une exposition de danse dans le nord du Tadjikistan pour montrer l’importance du droit des filles à choisir, à choisir qui épouser, ce qu’elles veulent apprendre, où travailler, comment voyager. Il s’agissait d’une danse sur la question de savoir qui peut décider qui je peux épouser et quand je peux me marier. C’était une comédie accompagnée d’une stratégie.
Au début, en tant qu’avocat-e, je ne comprenais pas l’importance ni la manière d’utiliser la bande dessinée, la danse ou la guitare pour promouvoir les droits humains. Mais lorsque les bandes dessinées ont commencé à montrer la vie d’un enfant sans accès au logement ou à l’eau, beaucoup d’enfants ont alors compris l’importance du logement, de la protection de l’environnement, ou même quelque chose de difficile comme la responsabilité du gouvernement.
La plupart des idées nous viennent de nos bénévoles, et nous avons aujourd’hui plus de 10 clubs. Nous invitons des journalistes et des avocat-e-s qui travaillent sur les droits humains à organiser des formations pour soutenir les idées de nos bénévoles.
Une autre partie très importante de notre travail consiste à fournir une assistance juridique et un soutien lorsque des défenseur-euse-s des droits humains, de jeunes militant-e-s, des journalistes ou des avocat-e-s subissent des persécutions et des pressions en raison de leur travail. Nous les formons et les accompagnons dans ces difficultés.
Pourriez-vous nous parler brièvement de votre pays et de la situation des droits de l’homme au Tadjikistan ?
Le Tadjikistan a survécu à cinq années de guerre civile. Lorsqu’elle a pris fin en 1997, le gouvernement et la population ont déployé beaucoup d’efforts pour développer le pays. Mais depuis, l’espace de la société civile s’est rétréci, en particulier au cours des six ou sept dernières années. Le niveau de corruption est élevé et les droits civils et politiques se détériorent d’année en année, avec de nombreux cas de détention arbitraire, de torture et de mauvais traitements, voire d’exécutions arbitraires. Les organisations internationales et les mécanismes des Nations unies ont fait état des mêmes problèmes.
Cela signifie qu’un grand nombre de personnes se retrouvent aujourd’hui sans soutien et sans représentant-e-s. Il ne reste qu’un petit nombre d’avocat-e-s pour fournir une assistance juridique, soit 800 avocat-e-s pour une population de 10 millions d’habitant-e-s. Certaines régions, en particulier les régions montagneuses, n’ont pas d’avocat-e. Pouvez-vous imaginer qu’il n’y ait pas d’avocat-e dans la ville ou dans le village ?
Nous avons un ombudsman, mais il y là encore un manque d’indépendance, qu’il s’agisse de l’indépendance financière ou de l’initiative d’adopter des lois pour remplir les obligations de l’ombudsman.
Qu’est-ce que c’est que d’être une défenseuse des droits de l’homme au Tadjikistan ?
Les défenseur-euse-s des droits humains, les journalistes, les avocat-e-s et les militant-e-s politiques font l’objet de persécutions et de pressions. Malheureusement, beaucoup de mes collègues ont été emprisonné-e-s au cours des trois dernières années. Celles et ceux avec qui nous avons travaillé côte à côte, avec qui nous luttons contre la torture, ont été condamné-e-s à des peines d’emprisonnement allant de sept ans à la prison à vie. D’autres ont été poussé-e-s à s’installer hors du pays parce qu’ils et elles risquaient d’être arrêté-e-s ou harcelé-e-s. Plus de 700 ONG ont été liquidées au cours des 18 derniers mois.
Nous n’avons pas de loi pour protéger les défenseur-euse-s des droits humains au Tadjikistan, pas plus que dans les autres pays d’Asie centrale. Il n’existe pas de mécanisme qui puisse m’aider dans une situation difficile. Il s’agit donc d’un risque personnel.
Même si la situation est très difficile, nous maintenons le dialogue avec le gouvernement. Nous partageons nos idées et essayons de les convaincre de promouvoir les droits humains et de remplir leurs obligations en la matière. Car ce n’est pas la responsabilité des défenseur-euse-s des droits humains, c’est la responsabilité du gouvernement.
Quelles sont vos aspirations pour vous et votre pays ?
On entend souvent dire que les droits humains sont arrivés au Tadjikistan par l’Ouest ou par l’Est. Mais nous ne pouvons pas être d’accord, car la première déclaration sur les droits humains a été créée par Kurushi Kabir (Cyrus le Grand), l’un de nos héros. Il a accepté les droits humains comme un bien naturel appartenant à tous les humains. Il n’y a pas de conflit entre les droits humains et la sécurité s’il existe des politiques et des législations correctes et une bonne gouvernance.
Le gouvernement au plus haut niveau comprend mieux l’importance des droits humains, mais celles et ceux qui appliquent la loi dans les petites villes et les villages font le contraire de la politique nationale. Ils exercent une forte pression sur les défenseur-euse-s des droits humains au niveau local. C’est pourquoi le gouvernement devrait d’abord se concentrer sur la lutte contre la corruption et soutenir les défenseur-euse-s des droits humains et la société civile afin de promouvoir la sécurité et la stabilité économique.
J’aimerais terminer mon récit sur les droits humains au Tadjikistan par quelque chose de positif. Nous avons des montagnes et une nature magnifiques, nous avons des gens formidables, très fort-e-s, très positif-ve-s. J’espère que très bientôt je pourrai partager avec fierté le fait que la situation des droits humains est en train de changer pour le mieux grâce à cette nouvelle génération formidable.
Comment la communauté internationale et ceux qui vous écoutent peuvent-ils vous aider à réaliser cette vision ?
Le Tadjikistan reçoit moins d’attention et de soutien de la part de la société internationale ; parfois, les gens ne savent même pas que ce pays existe. Même par rapport à d’autres pays d’Asie centrale, les défenseur-euse-s des droits humains ne reçoivent qu’un soutien financier très limité. Certaines ONG travaillent depuis plus de 10 ans sans aucune subvention ni revenu financier. Elles ont besoin de différents types de soutien : financier, mais aussi d’expertise, de reconnaissance et de soutien moral. Je vous demande donc à toutes et tous de vous intéresser au Tadjikistan, de vous impliquer, de prêter attention à la situation des droits humains, à la démocratie et à la sécurité. Non seulement au Tadjikistan, mais aussi dans les autres pays d’Asie centrale.
En ce qui concerne l’Office des libertés civiles, mon organisation, j’ai promis à mon équipe de prendre ma retraite dès que nous aurons acheté l’espace à Douchanbé. Nous risquons de perdre l’un de nos espaces car nous le louons. Perdre cet espace signifie limiter les possibilités et les opportunités pour les jeunes, c’est pourquoi nous avons annoncé un crowdfunding au Tadjikistan et demandé à nos ami-e-s à l’étranger de nous aider à le partager. Aidez-nous, s’il vous plaît !
[1] Le cylindre de Cyrus a été décrit par certains comme la première charte des droits humains.