Appel d’air au Bangladesh

septembre 27, 2021

Entretien avec Adilur Rahman Khan 

 

Adilur Rahman Khan est une figure de proue du mouvement des droits humains au Bangladesh et dans le monde entier. Finaliste du prix Martin Ennals en 2014, il est le fondateur et le secrétaire d’Odhikar, une organisation phare pour la défense des droits humains dans son pays, ancien vice-président du Forum-Asie et secrétaire général de la FIDH. Véritable source d’inspiration pour d’autres militants en Asie, il a participé à de nombreuses campagnes pour la démocratie et la liberté d’expression dans la région, et n’a eu de cesse de dénoncer les disparitions forcées et exécutions extrajudiciaires commises par les forces de l’ordre. Son engagement lui vaut un harcèlement constant de la part des autorités bangladaises. Adilur et d’autres membres d’Odhikar sont sous surveillance permanente. Découvrez comment ce champion des droits humains parvient à résister à ce harcèlement et comment il aide d’autres défenseurs à faire de même.

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Vous êtes un éminent avocat et militant des droits de l’homme. Pourquoi avez-vous choisi d’étudier le droit dans les années 1980 ?

Adilur Rahman KhanIl n’a jamais été question pour moi de faire autre chose que d’obtenir la justice. Depuis ma jeunesse, j’ai été témoin de l’oppression au Bangladesh et ma famille a toujours été impliquée dans la lutte pour la justice. Cette éducation m’a encouragée à étudier le droit et à soutenir ceux qui avaient besoin de droits et de justice.

C’est la même raison qui m’a poussé à fonder Odhikar en 1994, avec d’autres activistes. Odhikar signifie « droits » en Bangla, mais en fait, plus que des « droits », c’est le justice que nous souhaitions obtenir. Cette lutte se poursuit d’ailleurs et Odhikar est aujourd’hui un réseau d’une centaine de défenseurs des droits humains. 

 

Vous avez été finaliste du prix Martin Ennals en 2014. Quelle était votre situation personnelle et celle de votre pays à l’époque ?

Ma nomination au Prix Martin Ennals est intervenue à une époque où la situation était instable au Bangladesh, et où ma situation personnelle était précaire également. Elle a été une reconnaissance bienvenue, car j’avais fait l’objet, quelques mois plus tôt, d’une arrestation musclée suivie d’une brève période de disparition forcée, qui a pris fin grâce aux efforts incessants de ma famille et d’Odhikar ainsi qu’au soutien précieux de nombreuses organisations internationales. J’ai finalement été libéré sous caution quelques mois avant la cérémonie de remise du Prix Martin Ennals. Ces événements se sont produits à la suite d’un rapport publié par Odhikar sur des dizaines d’exécutions extrajudiciaires. Mon collègue Nasiruddin Elan et moi-même avons été inculpés pour avoir partagé ces informations en vertu de la loi sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) de 2006 (modifiée en 2009). Une loi qui a depuis été modifiée à plusieurs reprises et qui est devenue le principal instrument répressif aux mains du gouvernement pour faire taire l’opposition et les voix dissidentes. 

 

En 2016, vous avez déclaré que le Bangladesh faisait face à la situation la plus répressive depuis l’indépendance. Les conditions pour la démocratie et la liberté d’expression ont-elles évolué au Bangladesh depuis lors ?

J’avais tort, malheureusement. Aujourd’hui, cinq ans plus tard, la situation s’est encore aggravée pour devenir carrément irrespirable. Nous sommes entrés dans une ère de répression encore plus draconienne où toute voix de la société civile est considérée comme criminelle et où les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires et la torture sont des pratiques courantes. En 2018, la loi sur les TIC, déjà très répressive, s’est vue adjoindre un allié encore plus retord : la loi sur le numérique et la sécurité. Plus de 3,5 millions d' »opposants politiques » ont depuis lors été inculpés en vertu de telles lois. La plupart d’entre eux sont des citoyens ordinaires qui ont été arrêtés pour avoir simplement aimé, partagé ou commenté une publication sur Facebook ou éventuellement écrit un avis critique sur le gouvernement. Par conséquent, l’autocensure est devenue monnaie courante et il n’y a plus d’opposition politique viable en place, ni de société civile forte pour faire entendre sa voix. Beaucoup pensent que l’émigration est forte au Bangladesh, car le pays est l’un des plus pauvres du monde. Ce n’est en réalité pas la migration économique qui pousse des milliers de Bangladais à émigrer, mais la répression de nos libertés et les persécutions qui les poussent à chercher asile loin de chez eux. 

 

La communauté internationale ne prête pas beaucoup d’attention à la situation des droits humains au Bangladesh. Quelles sont les raisons de ce manque d’intérêt ?

Le Bangladesh rappelle à certains égards la situation de pays d’Amérique centrale dans les années 1980 : un pays gouverné par un régime autoritaire et répressif mais qui, en raison de sa collaboration avec les grandes puissances occidentales, échappe à l’attention et aux critiques internationales. Au cours de ces dix dernières années, notre pays est devenu un laboratoire de la guerre contre le terrorisme. Des violations des droits humains y sont perpétrées à grande échelle, mais dans un silence assourdissant, alors que le Bangladesh est membre du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, aussi ironique que cela puisse être

 

Dans ce contexte délicat, Odhikar peut-elle encore fonctionner ?

Odhikar est toujours actif, mais dans une situation délicate. Nous sommes sous étroite surveillance ; nos téléphones portables sont sur écoute, et nous devons constamment contrer les campagnes de dénigrement menées par les médias parrainés par l’État ou favorables au régime. L’organisme de réglementation des ONG -le Bureau des affaires des ONG- a refusé de renouveler l’enregistrement d’Odhikar et nos comptes bancaires ont été gelés. Dans ce contexte, notre travail n’en est que plus difficile et la survie de l’organisation est en jeu – mais cela nous empêchera-t-il de lutter pour un Bangladesh juste, pacifique et démocratique ? La réponse est non. Nous opérons simplement différemment, avec le soutien des défenseurs des droits humains et des membres des familles de victimes. 

 

Comment cette situation vous affecte-t-elle, vous et votre famille ?

Je ne suis pas le seul à être sous surveillance. Les membres de ma famille le sont malheureusement aussi. Des policiers en civil les suivent et le téléphone portable de ma femme, qui est professeur de droit, est également mis sur écoute. C’est une situation difficile pour ma famille, à laquelle il ne reste que peu de libertés : nos seules promenades se font sur le toit de notre immeuble. C’est particulièrement difficile pour nos fils, qui devraient pouvoir vivre leur jeunesse sans autant de contraintes. Mais notre situation est semblable à celle de la plupart des activistes au Bangladesh et nous avons la chance de pouvoir compter avec le soutien de nombreux amis dans le monde entier. 

 

Vous êtes maintenant également jugés par le tribunal chargé de la cybercriminalité à Dhaka. Quelle pourrait être son issue ?

L’affaire pour laquelle mon collègue Nasiruddin Elan et moi-même avons comparu devant le tribunal le 12 septembre 2021, remonte en fait à mai 2013 déjà, lorsque Odhikar a fait état de dizaines d’exécutions extrajudiciaires de civils par des agents des forces de l’ordre lors d’une manifestation. Nous avons tous deux été libérés sous caution en 2013 et nos avocats ont déposé une requête devant la division de la Haute Cour de la Cour suprême. Aujourd’hui, l’affaire est réexaminée après que notre appel a été rejeté. Nous pourrions donc être condamnés à 7 ans de prison pour avoir simplement publié un rapport sur le site d’Odhikar. Cependant, je veux rester confiant et penser que la justice prévaudra. 

 

En 2021, vous avez participé au programme de peer coaching lancé par la Fondation Martin Ennals. Que vous a apporté cette expérience sur le plan personnel et professionnel ?

Le programme de peer coaching de la FondationMartin Ennals a souligné que même si nous, les défenseurs des humains, travaillons tous dans des environnements distincts, une cause commune nous rassemble. Et pour atteindre cet objectif commun, la solidarité et le partage d’informations sont essentiels. Grâce au peer coaching, j’ai ainsi pu en apprendre davantage sur les conditions de vie et de travail de mes collègues au Cambodge et en Russie, par exemple. Leur regard d’expert sur la répression intense au Bangladesh m’a conforté dans le fait le Bangladesh est malheureusement le contexte le plus étouffant actuellement. 

 

Y a-t-il un message et un espoir que vous aimeriez partager ?

À la communauté internationale, je voudrais dire : s’il vous plaît, cessez de dérouler le tapis rouge à nos dirigeants despotiques. Nous avons besoin de toute urgence de votre attention et de votre soutien pour nous aider à rétablir la démocratie, la dignité, les droits et la justice au Bangladesh. Toutefois, si le soutien international est indispensable, l’étincelle doit aussi venir de l’intérieur. À mes concitoyens, je voudrais dire que nous endurons bien des épreuves, mais que nous ne pouvons pas baisser les bras et que nous devons continuer à nous battre pour notre dignité. Je porte l’espoir que, bientôt, un mouvement similaire à Black Lives Matter naîtra dans notre pays. Un mouvement populaire pacifique, jeune mais puissant, qui fera souffler un vent nouveau. 

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